"Katanyra..."
"Oh par les Dieux Nils, où tu as été chercher ce prénom ? Encore ton imagination débordante j'imagine ?"
" Elle est unique, elle a le droit à un prénom qui le soit aussi, pour l'emmener vers de nouveaux horizons."
" Nils...l'horizon restera toujours le même vaisseau gris, la même vie répétitive, injuste, ne lui donne pas trop d'espoir, ce sera plus douloureux pour elle de le perdre."
Un échange, le jour d'une naissance, le reflet même de la relation entre Nils et Joanna Nissen, un utopiste créatif et une défaitiste cynique. Comment deux esprits si différents avaient réussi à se rencontrer et rester ensemble ne trouvait de réponse que dans le fait que leur monde était petit, les partenaires restreints et que leurs différences les avaient rapprochés à l'origine, avant de les opposer et de les garder dans une relation cordiale mais sans plus, qui avait failli s'achever avant que Joanna ne sache qu'elle était enceinte.
Le Destin avait voulu qu'ils restent liés.
Pour amener quel avenir à cette jeune âme, à ces yeux azurs qui ne voyaient qu'eux, ne dépendait que d'eux, seul le futur le dirait.
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"Allez Joanna, je sais que t'en as besoin et puis, entre nous, les affaires ont toujours été...agréables, non ?"
Un homme, un de plus, avachi dans l'embrasure, regardant Joanna Nissen comme si elle était un bout de viande juteux. Etait-ce le deuxième ou le troisième de la journée ? Nyra n'aurait su le dire, elle n'y faisait plus attention. Si sa mère avait un jour prit la peine de gérer ses affaires loin de l'attention de sa fille de 8ans, cela était révolu depuis longtemps. Nyra savait ce qui se tramait, malgré son jeune âge, elle comprenait les fondements de ce qui se déroulait chaque jour sous ses yeux, un défilé d'hommes et de femmes qui voulaient tous quelque chose, et sa mère qui s'efforcait de leur offrir, dans des échanges sinistres de biens et services qui n'étaient pas censés exister sur ce vaisseau.
Vol, marché noir, violence, parfois avoir besoin de vendre son corps pour quelque chose dont avait besoin. Tout ce pan sombre de l'humanité qui ne cessait d'exister même après les affres de la guerre, l'exil dans l'espace, même après avoir élu l'élite des Hommes pour préserver ce qu'il y avait de meilleur. Et le meilleur donnait ça.
Nyra ne savait pas exactement pourquoi sa mère faisait ça, le gardait secret de son père, risquait la peine de mort pour quelques rations de plus, des services en suspens. A son âge, la jeune fille trouvait qu'apprendre chaque jour de nouvelles choses, rire, jouer avec ses amis, avoir à manger (parfois certes tout juste pour avoir moins faim) et préserver l'humanité, était bien suffisant comme existence.
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"Tu fais ce que tu veux, mais quitte à aller à coucher avec d'autres hommes, tu pourrais avoir le respect d'en cacher les traces avant de revenir ici."
Des mots trop crus pour une fille de 11ans, des mots qui montraient la connaissance de faits et de vérités qu'on était pas censés mesurer ou affronter aussi jeune.
SLAP"Ne parle pas de ce que tu ne sais pas ! Et tu me dois le respect jeune fille, j'espérais au moins que l'on t'aurait appris ça !"
Un regard de défi, une joue rougissant après une gifle qui, si elle n'était pas si douloureuse en soi, était surtout une violence morale.
"Tu ne m'as jamais porté assez d'attention pour m'apprendre quoi que ce soit d'autres que comment faire le listing de tes clients, comment cacher de la marchandise dans mes sous vetements ou passer par les conduits d'aération. Tu m'as appris à être ton outil pas à intéragir avec les gens. Papa m'a appris le respect, mais je ne l'offre qu'à ceux qui ne me considèrent pas comme un objet."
" Katanyra revient ici tout de suite."
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"La génération des hommes est semblable à celle des feuilles. Le vent répand les feuilles sur la terre, et la forêt germe et en produit de nouvelles, et le temps du printemps arrive."
Katanyra aimait ces soirées paisibles où son père lui lisait ces oeuvres, ces quelques merveilles que l'humanité avait réussi à créer. L'Illiade était une de ses préférées. Les années avaient beau passer, elle se refusait à ce que ces moments s'arrêtent. Ces petites bulles d'air dans ce monde irrespirable dans lequel sa mère l'avait entrainée. Son père, en grand rêveur qu'il était, flottait toujours dans l'innocence de penser que tout allait bien pour sa famille, qu'aucune épée de Damoclés ne les menaçait. Ce ne serait pas sa fille qui lui oterait cet espoir d'une vie paisible alors elle taisait les trocs, les menaces, les regards immoraux qui coulaient sur elle.
En dehors de ça, le reste avalait la peine qu'elle le défende. Quitte à mentir à la personne qui lui était la plus précieuse.
"Prêt pour une nouvelle défaite ?"
" Ah ma fille, si tu avais existé au temps des grecs, il n'y aurait pas eu de grandes batailles à raconter, elles auraient été gagnées aussi vite que tu bats ton père à un jeu où il pensait être bon !"
Des rires, cette complicité. Elle n'avait besoin que de lui pour continuer.
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"Encore toute seule Nissen ?"
Seule ? Oui elle l'était toujours, non pas qu'elle n'aimait pas les gens, qu'elle avait envie de rester par elle même, mais par le passé, elle avait eu des amis, et cela s'était avéré un danger pour elle, pour sa mère, pour l'existence fragile de sa famille. Des clients avaient menacé ses amis, et la solution la plus simple s'était avéré être de n'être proche de personne. Plus d'envie de se confier, de pleurer tous ses soucis sur l'épaule d'un autre, plus personne pour payer les pots cassés de sa mère dont l'activité était de plus en plus risquée.
"Quand je te regarde, oui, je préfère être seule, ça m'évite de réfléchir à pourquoi la nature a créé un truc comme toi."
Un éclair de haine passa dans les yeux de l'adolescent avant qu'il ne choisisse de la prendre par le col et de lui faire percuter le mur derrière elle. Elle étouffa un gémissement, trop fière pour lui laisser le plaisir de savoir qu'il lui faisait mal.
"T'as une grande bouche, mais quand tu la fermes t'es pas si mal. Ta mère est sortie de chez mon père hier, je suis sûrs que je peux te plaire aussi..."
Il se sentait puissant, sûr de sa force brute qui la maintenait au mur, sûr de l'effet de sa déclaration et il entreprit d'utiliser sa main libre pour la faire descendre lentement le long de la hanche de la jeune femme. Une rage froide et un profond dégoût, envahirent Nyra à l'implication de ces mots. Sa capacité de mouvement était limitée pourtant elle comptait bien se débattre de toutes ses forces, laissant la main de son agresseur s'appuyer un peu plus sur sa gorge afin d'avoir un certain équilibre avant de lever sa jambe et de le frapper dans l'abdomen.
"Va..te..faire...voir...", haleta-t-elle avant de profiter du moment de surprise pour fuir, trop consciente que cela allait dégénérer et qu'elle ne pouvait pas lutter par la force brute.
Chance pour elle, elle connaissait les moindres recoins du vaisseau, et elle était rapide. Elle savait qu'elle le sémerait. Pourtant elle avait peur, pas tant de lui que du fait que les activités de sa mère se répandaient, rendant le secret fragile. Elle avait aussi peur pour elle même, de ce que pouvait lui faire les clients de sa mère mais aussi la justice de l'arche car volontaire ou non, elle était impliquée.
Elle voulait hurler, pleurer, et ça depuis des années, cependant, elle ne le pouvait pas. C'était le prix de la survie.
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"Tu peux passer dans la cour des grands."
" Je présume que ca dépend de toi, et que ca ne sera pas gratuit Desmond."
"Rien que tu ne sois pas prête à payer Joanna, je la veux elle, je te l'emprunte et je te la ramène. Simple, efficace et tu auras ce que tu veux."
Son regard était fixé sur Nyra, un léger rictus collé sur les lèvres. Il savait qu'une partie de l'activité de Joanna se faisait grâce à Nyra, petite, agile, beaucoup ne soupçonneraient pas une enfant.
Il voulait l'utiliser.
"Tu débloques Desmond. Je ne vais pas te laisser ma fille."
"Oh Joanna, c'est ton héritière, elle a 14ans, elle va devoir apprendre auprès des meilleurs !"
Joanna Nissen avait une morale discutable mais Katanyra savait que malgré les conflits entre elles, malgré les sacrifices qu'elle avait fait, sa mère n'était pas tombée assez bas pour accepter d'offrir sa fille.
Nyra avait longtemps vu sa mère comme une égoiste, un être sans respect pour elle même ou pour les autres, une femme animée juste par l'envie, qui ne savait se contenter de ce qu'elle avait. Et un jour elle avait compris.
Tout ça, c'était la façon que sa mère avait de se sentir encore vivante.
Elle avait été un esprit libre par le passé, brisé par le système, par une existence qui n'offrait que peu de possibilités d'être plus qu'un survivant, un numéro dans la matrice. Pour exister ici il fallait abandonner ses rêves, accepter d'être un être lambda, juste le porteur d'un espoir mourant, le vestige d'un passé probablement sans avenir. Et elle n'avait pas pu l'accepter. Elle avait abandonné ses valeurs, se fichait de qui elle allait devenir, elle voulait juste être quelqu'un, de connu, reconnu, dont on avait besoin, qu'importait ce qu'elle aurait à offrir.
Alors elle était devenue ça.
Instinctivement, Joanna se placa entre l'homme et sa fille, tandis que Nyra reculait, la boule au ventre et avec l'intime sentiment que cela allait mal se passer, que le moment qu'elle redoutait, celui où tout cet équilibre précaire allait s'effondrer, était arrivé. Pour continuer son oeuvre, sa mère ne pouvait dire non, elle n'était pas non plus capable de dire oui, et Desmond n'était pas un homme habitué au refus.
"Je crois que cette affaire ne sera pas finalisée entre nous Desmond, je suis désolée."
"Réfléchis y bien Joanna, tu sais ce qui est bon pour toi, tu l'as toujours su. Bonsoir mesdames."
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Il faisait nuit, bien que la nuit dans un vaisseau spatial soit tout à fait relative. Katanyra était seule ce soir dans la cabine, son père devant travailler cette nuit et sa mère étant partie pour une destination inconnue.
Cela faisait plusieurs nuits qu'elle dormait mal, ressassant les paroles de Desmond, l'imaginant partout, cauchemardant que sa mère l'emmenait à lui en lui murmurant que tout irait bien.
Un cliquetis le long de la porte. Nyra était habituée au bruit d'un vaisseau aussi ancien que l'Odyssée, alors elle savait aussi lesquels n'étaient pas normaux. Ajouté à cela la parano des derniers jours, elle ne réfléchit pas longtemps avant de descendre de son lit et de se diriger vers le fond de la cabine cachée derrière le placard, le coeur battant.
Une minute, puis deux, plus un bruit ne se faisait entendre.
*Bordel Nyr' arrête le parano, ça va aller. Ils vont pas essayer de te choper dans ta cabine, trop de preuves, trop de risques, on se détend.*Fuck les idées bien pensantes. A peine avait elle eu le temps de sa rassurer que la porte s'entrouvrit lentement, laissant la lumière de sécurité du couloir éclairer deux ombres, grandes, solides, des hommes sans nul doute.
Nyra retint son souffle, entrapercevant les silhouettes se diriger vers son lit, lentement, espérant sans doute ne pas la réveiller, avant de se jeter sur le lit et de découvrir qu'il était vide.
"Merde, elle est pas là, tu avais dit qu'elle était ici et seule."
*Desmond..*
"Elle l'était, j'ai surveillé les allers et venues. Elle est pas sortie."
"Alors...bonsoir, Katanyra, on vient discuter gentiment."
Elle était certaine qu'ils ne l'avaient pas encore vue, mais ils se doutaient qu'elle était là et ne partiraient pas sans l'avoir trouvée. Les options étaient limitées, le peu de lumière était en partie à son avantage pour la dissimuler mais l'empéchait de trouver de quoi se défendre, la cabine était trop étroite pour qu'elle puisse s'échapper discrétement ou même en essayant de forcer le passage.
Et ils se rapprochaient.
Nyra tâtonnait, essayant de trouver n'importe quoi pour l'aider et ses doigts trouvèrent un fil.
*Génial, on veut me kidnapper et j'ai juste l'interrupteur d'une lampe, bon sang !*
Malgré tout, cela ressemblait à la seule microchance qu'elle avait. Elle les sentait s'approcher plus qu'elle ne les voyait à présent alors elle n'avait plus le choix. Elle alluma la lampe surprenant ses agresseurs, mais lui permettant surtout de distinguer la distance avec la table qui lui faisait obstacle. Elle se rua vers elle, passant au dessus et essayant de foncer vers la sortie avant de se faire plaquer au sol par l'acolyte de Desmond.
"Ce n'est pas très poli de ne pas dire bonsoir."
Elle était coincée, complétement écrasée par la force d'une brute de bien 1m90, aussi musclé que laid, si on pouvait émettre un avis physique dans une situation aussi critique. Elle tentait de se débattre tout en sachant qu'elle ne faisait littéralement pas le poids. Son esrit cherchait desespérement une solution pour éviter de penser à la possibilité qu'il n'yen avait pas et à ce qui allait arriver ensuite.
Un bruit sourd se fit entendre, le bruit effrayant du métal qui rencontre l'os et l'assaillant s'écroula sur l'adolescente, lui permettant de voir sa mère, une barre de fer à la main, s'écartant du corps inanimé pour faire face à Desmond, semblant trop calme pour la situation.
"Oh Joanna, cela aurait été plus simple que tu n'interviennes pas, tout le monde aurait eu ce qu'il voulait."
"Sors d'ici tout de suite."
"Hélas je ne peux pas, dur d'expliquer un trauma crânien pareil. Il va y avoir une enquête et je ne peux me le permettre...Alors il va falloir rendre ca crédible."
Son ton laissa un frisson de terreur courir le long du dos de Nyra, imaginant trop bien ce qu'il pouvait envisager de faire, particulièrement lorsqu'il saisit un poignard à sa ceinture. Nyra tentait de dégager le molosse encore sur elle, bien trop lourd pour ses bras frêles, voyant Desmond approcher de sa mère qui tenait toujours sa barre de fer, les doigts tremblant.
"Non laissez la !"
"Ne t'inquiètes pas ma petite, je m'occupe de toi après"
Elle se fichait d'elle même à ce moment, trop consciente de la confrontation qui allait avoir lieu. Sa mère n'était pas une combattante et elle n'aurait probablement qu'un seul coup pour déterminer victoire ou défaite.
Et en un instant, c'était fait. Joanna avait été rusé en visant l'abdomen plutôt que la tête pour s'assurer de toucher, ce qui avait marché laissant Desmond le souffle court l'espace de quelques secondes, cependant Joanna n'avait pas la force comme atout et le coup était bien insuffisant pour mettre à terre son adversaire qui saisit d'une main la barre, attirant Joanna à lui, plantant son poignard en plein coeur.
L'image était trop surréaliste pour que Katanyra n'ait le temps de crier ou de pleurer, juste abasourdie par la scéne, les yeux de sa mère se fermant lentement devant un Desmond à l'air satisfait qui se dirigea ensuite vers l'adolescente.
"Quel gâchis, et que de soucis, ça aurait pu être tellement simple. Il aurait suffit que tu viennes tranquillement avec moi."Nyra le laissa l'extirper de la masse humaine qui l'emprisonnait, avant d'être jetée sur épaule où elle ne fit même pas l'effort de se démener pour s'échapper, regardant le corps sans vie de sa mère s'éloigner tandis qu'il l'emmenait dans le couloir si étrangement vide qu'il avait dû payer une fortune pour que cela soit ainsi.
Le sang coula de nouveau, chaud, abondant, tandis que Nyra se retrouvait jetée à terre, Desmond tentant d'arrêter l'hémorragie tout en visualisant le poignard que tenait la jeune femme, probablement volé à son acolyte durant l'altercation. Mais une jugulaire était difficile à contenir, et il avait déjà perdu trop de sang, tentant de ramper plus avant pour rejoindre un des siens sans doute.
Il n'irait pas jusque là, Nyra allant plus vite que lui et fermant manuellement la porte avant de s'asseoir devant, la lame à la main, les émotions la submergeant d'un coup laissant les larmes couler enfin sur ses joues.
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"Kat, je..."
"Ca va Papa, tu n'y pouvais rien."
Elle avait tenu le secret, ne voulant pas salir sa mère dans la mort, elle avait raconté l'agression sans en dévoiler le pourquoi, et personne n'avait demandé. Des actes de violence pure arrivaient parfois sur le vaisseau, étrangement peu vu les circonstances et l'effet que cette vie pouvait avoir sur le psyché de ses habitants.
Malgré les faits, Katanyra avait tué et un coup en pleine jugulaire était trop précis pour être irréfléchi. Elle avait 14ans, c'était une enfant, alors ils avaient prôné la légitime défense sans jamais dire qu'ils avaient peur, peur de ce que pourrais donner une personne qui avait tué si jeune, qui avait subi un tel traumatisme si jeune.
Mais ils avaient une solution simple pour ne plus se préoccuper du problème : il suffisait juste d'écarter l'élément perturbateur.
Direction la prison.
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Les années avaient passé, toutes semblables, toutes différentes. Son père avait fait tout son possible pour garder en Nyra une étincelle de volonté, d'envie de vivre, attisant sa curiosité, occupant son esprit de connaissances et d'histoires.
Les premières années avaient été les plus dures, le changement entre ses deux vies ayant été trés brutal. Elle n'avait même pas eu l'occasion de faire son deuil aidée de son père, elle n'avait eu que quatre murs gris et ses pensées. La vie trop rôdée de la prison avait ensuite usée son envie de vivre, à quoi cela servait-il de subsister si c'était pour vieillir et mourir ici ?
Son père et ses nouvelles activités avaient fait passer cette obscurité. La vie en prison était fade mais au moins paisible, et ne manquait d'interet que lorsque son père ne lui avait pas fourni assez d'occupations.
Et Nyra ne perdait pas espoir qu'un jour quelque chose change...
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" On vous envoie sur Terre. En route."
Nyra avait 25ans à présent, et son miracle arrivait enfin.
Pour le meilleur ou pour le pire.